Fiasco de l’éducation au Maroc : un historien français avait tout prévu il y a 50 ans

Et si l’état actuel de l’éducation au Maroc était tout à fait prévisible depuis 50 ans? Et si l’état catastrophique était prémédité par une élite bien établie qui souhaitait continuer à avoir la mainmise sur le Maroc? C’est que laisse entendre cette lettre envoyée par Charles-André Julien, éminent historien français spécialiste du Maghreb. Au lendemain de l’indépendance, il fut invité par Mohammed V à fonder l’Université marocaine, et fut à cet effet nommé premier doyen de la Faculté des Lettres à Rabat.

Cette lettre a été adressée à M. Bennani, Directeur du Protocole de Mohammed V.

Charles André Julien

Paris 1 Novembre 1960

Cher ami,

Depuis hier 31 Octobre, j’ai cessé d’être officiellement doyen de la Faculté des Lettres de Rabat. Je puis désormais m’exprimer en toute liberté.

J’ai été appelé par Sa Majesté à contribuer à resserrer les liens culturels entre l’Occident et l’Orient. Je l’ai fait de mon mieux. J’ai créé de toutes pièces une Faculté qui a acquis un solide renom, et qui eut pu devenir le centre culturel le plus important de l’Afrique musulmane et un centre d’attraction pour les Africains francophones. J’ai toujours été partisan de l’arabisation, mais de l’arabisation par le haut. Je crains que celle que l’on pratique dans la conjoncture présente ne fasse du Maroc en peu d’années un pays intellectuellement sous développé. Si les responsables ne s’en rendaient pas compte, on n’assisterait pas à ce fait paradoxal que pas un fonctionnaire, sans parler des hauts dignitaires et même des Oulémas, n’envoie ses enfants dans des écoles marocaines. On prône la culture arabe, mais on se bat aux portes de la Mission pour obtenir des places dans des établissements français. Le résultat apparaîtra d’ici peu d’années, il y aura au Maroc deux classes sociales : celle des privilégiés qui auront bénéficié d’une culture occidentale donnée avec éclat et grâce ä laquelle ils occuperont les postes de commande et celle de la masse cantonnée dans les études d’arabe médiocrement organisées dans les conditions actuelles et qui les cantonneront dans les cadres subalternes. Avec de la patience et de la méthode on eut pu aboutir à un tout autre résultat, qui permettrait de donner à tous les enfants des chances égales d’avenir.

Le Ministère de l’Education Nationale ne parait pas répondre aux services qu’on attend de lui. On ne saurait dire que l’ordre et la compétence y triomphent, cependant que les éléments marocains les plus valables et soucieux de l’avenir de leur pays sont attaqués dans l’Istiqlal. Les dossiers importants sont parfois partagés entre trois services sans que le cabinet laisse jouer au Secrétariat général son rôle normal de coordination. Le Ministre ne semble pas désirer les contacts. A part la visite de courtoisie que j’ai pu faire après ma nomination, je n’ai jamais eu l’occasion de m’entretenir avec lui. Le Directeur de l’Enseignement supérieur, dont dépend la Faculté, ne répond généralement pas aux lettres. Les mesures les plus importantes sont improvisées, et il m’est arrivé de les apprendre par leur publication au journal officiel sans que j’aie té consulté. C’est ainsi qu’à la mi-octobre 1960, on a décidé en quelques heures de créer une propédeutique et des certificats de licence marocaine de langue française, sans que les programmes aient été au préalable étudiés et que les incidences de ces initiatives aient été mesurées. J’ai appris ces décisions en prenant connaissance de textes polycopiés déposés sur le bureau de ma secrétaire. Il est impossible de faire un travail efficace avec une technique si contraire ä la bonne administration. S’il est un domaine en effet où l’improvisation a des conséquences redoutables pour l’avenir, c’est Enseignement. On ne semble pas s’en douter.

Sa Majesté m’a appelé à Rabat pour promouvoir la culture marocaine, et non pour être complice de sa ruine. Je me suis donc retiré, laissant à d’autres les responsabilités d’une politique universitaire qui me parait imprudente et vouée à l’échec. Je répète que le Maroc est totalement libre de choisir la politique culturelle qui lui semble la meilleure, mais c’est à des Marocains qu’il doit en confier l’application. C’est pour cela que j’ai sollicité du Ministre mon remplacement par un doyen marocain. Un autre point me parait grave quoique d’un autre ordre, c’est celui de la situation faite aux fonctionnaires français qui sont en place, telle que j’ai pu l’apprécier par ma propre expérience. Que le Maroc les remplace par des nationaux, cela est tout à fait normal, mais qu’il ne leur témoigne pas des égards auxquels ils ont droit, cela me parait difficile à admettre. Depuis trois ans, j’ai consacré la majeure partie de mon temps au Maroc sans autre rémunération que le remboursement partiel de mes frais. Je l’ai fait volontiers, mais que l’on m’ait placé à plusieurs reprises devant le fait accompli alors que j’avais la responsabilité de la marche de la Faculté, cela ne saurait être admis par un homme conscient de sa dignité. Faire toutes les besognes officielles, et être tenu à l’écart des décisions fondamentales, c’est pour un doyen une position morale qu’il lui est impossible de supporter. Quand par exemple, le Recteur organise un banquet en l’honneur de son collègue de l’Université de Paris, le Professeur Debré, et qu’il y invite mon adjoint M. Ben Bachir sans m’y convier moi même, bien qu’il sache ma présence à Rabat, il pratique une ségrégation regrettable qui m’oblige à me souvenir que le soir de la Celle Saint-Cloud, j’étais l’hôte de Sa Majesté au premier dîner en l’honneur du Maroc indépendant. Je puis mesurer par ce seul fait les changements qui se sont produits depuis cinq ans.

A la cérémonie émouvante qui a marqué mon départ, et à laquelle assistaient de nombreux marocains et français, j’ai été salué par un professeur, fonctionnaire du rectorat, et par le vice-doyen de la faculté. Le ministre n’était pas présent, et pas d’avantage le directeur de l’enseignement supérieur. Ce sont les Marocains qui ont éprouvé le plus de gène. Si j’ai reçu une lettre très aimable du recteur, le ministre n’a pas cru devoir me témoigner la reconnaissance du Maroc, soit en m’écrivant, soit en me recevant. Par contre, l’ambassadeur de France et le conseiller de la Mission culturelle dont je ne dépendais en aucune mesure et qui ont toujours strictement respecté l’autonomie de la Faculté, m’ont réservé à plusieurs reprises le meilleur accueil. Je me serais abstenu de signaler l’attitude à mon égard du Ministre de l’Education Nationale si elle n’avait entraîné des conséquences sur lesquelles je vous serais obligé de bien vouloir attirer l’attention de Sa Majesté. Depuis le 10 mai dernier (2), date à laquelle j’ai donné ma démission, j’ai écrit à plusieurs reprises au Ministre pour l’informer de la situation. II n’a pas jugé utile de m’accorder un entretien. Avant de retourner au Maroc, je l’ai informé que je serais à Rabat, pour un dernier séjour, à partir du 13 Octobre et que je me tiendrais à sa disposition. J’avais l’intention de le prier de solliciter pour moi une audience de sa Majesté. Fonctionnaire chérifien, je devais en tant que français donner l’exemple du respect de la voie hiérarchique qui s’impose à tous. M’adresser directement au Palais, sans passer par l’intermédiaire de mon ministre eut manqué aux règles les plus impératives de l’Administration. Mon Ministre ne me convoquait pas, j’ai été mis dans l’impossibilité à mon grand regret de présenter à Sa Majesté mes remerciements pour la confiance qu’elle m’a toujours témoignée.

Croyez mon ami à mes souvenirs les meilleurs.
Charles André Julien, professeur à la Sorbonne ».

Source : Centre d’Histoire de Sciences Po Paris

Un article détaillé sur Charles-André Julien est publié sur le numéro de Juin 2012 du magazine Zamane.

Grèce : Sea, Sun & Debt

Pays en faillite, au bord du gouffre, de la guerre civile, voire même de la famine. Que n’a-t-on pas entendu à propos de la Grèce ces derniers mois? L’explosion du niveau de la dette grecque et la dégradation de la note souveraine de l’État grec a provoqué beaucoup de remous chez les Européens. Une faillite de l’État grec fragiliserait l’Euro, et remettrait en cause la stabilité de la devise européenne. L’État grec a donc été forcé d’accepter une série de réformes draconiennes, allant de la réduction des salaires de fonctionnaires, au recul de l’âge de retraite, en passant par la réduction drastique des investissements publics.

Lors d’un récent voyage en Grèce, je m’attendais à trouver un pays en ébullition, à feu et à sang, tant les médias diffusaient en boucle des images de manifestations et de grèves. Rien de tout cela sur le terrain. Quelques manifestations par ci, une grève de dockers par là. On est loin de ce que martèlent les médias…

Car les grecs restent sereins. Avec une nonchalance typiquement méditerranéenne, ils affrontent leur quotidien avec beaucoup d’humour. Et a y voir de plus près, leur quotidien n’est pas si différent de celui de beaucoup de marocains.

La corruption est endémique en Grèce. Pour avoir un permis de construire, pouvoir être hospitalisé, se faire embaucher dans l’administration ou obtenir son permis de conduire, il faut verser un pot de vin. Selon une étude de Transparency International, les grecs ont versé 790 millions d’euros de pots de vin en 2009, avec en moyenne 1355€ dans les services publics et 1671€ dans les entreprises privées.

Autre problème qui mine les finances publiques grecques : la collecte d’impôts. Les grecs n’aiment pas payer leurs impôts. Et c’est justement une des mesures phares du plan d’austérité grec. Les allemands (qui finissent toujours par payer pour les erreurs des autres) ont refusé d’offrir toute aide financière, tant que le gouvernement grec n’avait pas sensiblement amélioré ses systèmes de collecte d’impôts. La Grèce est championne d’Europe en matière d’économie informelle avec 28% du PIB, et les grecs font tout pour cacher leurs revenus des yeux du fisc : pots de vin, non déclaration des revenus locatifs… Cette année, plusieurs hôtels des îles grecques étaient fermés. Les inspecteurs du fisc, devenus plus agressifs cette année, ont sommé les propriétaires d’hôtels de déclarer tous leurs clients (et donc tous leurs revenus) sous peine de fortes amendes. Réponse des hôteliers : plutôt fermer que de partager nos revenus avec l’État!

Mais il y a une similitude frappante avec la situation au Maroc. Les cours particuliers représentent une part non négligeable du budget des familles. Certaines familles peuvent payer jusqu’à 5000€ par an comme frais de cours, tant la qualité du système éducatif laisse à désirer, et que certains professeurs forcent leurs élèves à prendre des cours particuliers.

Le Maroc pourra-t-il être confronté à court terme à une crise de dette? Même si certains problèmes peuvent paraitre similaires, la situation financière du Maroc est loin d’être comparable à celle de la Grèce. Le taux d’endettement du Maroc est autour de 48% du PIB. Bien loin des 120% de la Grèce. Et l’agence de notation Standard & Poor’s vient d’améliorer la note souveraine du Maroc en le faisant passer vers un BBB-, le faisant passer pour le première fois vers un statut d’Investment Grade. Mais d’autres indicateurs alarmants peuvent faire trembler l’économie marocaine : l’assèchement des liquidités sur le marché bancaire, le déficit abyssal de la balance commerciale ou le niveau d’endettement des ménages (dont on ne parle pas assez). Et il est temps d’agir avant que ce ne soit trop tard.

Vous pouvez parcourir quelques photos de mon voyage sur cet album.